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    Après avoir bu quelques verres de plus après ceux de trop, nous décidons de faire chauffer la mixture noire une nouvelle fois sur les plaques électriques de Rob Gravity qui ne veulent s’allumer que par intermittences. Dans un brouillard alcoolisé épais de quelques heures nous n’entendons pas les bulles éclater dans la pièce d’à coté - plop plop plus ou moins forts crevant comme des abcès les boutons se formant sur la matière visqueuse. Les feuilles maronnasses sont encore visibles, étiolées, alanguies, dissoutes en parties dans la mélasse au contact des racines qui dorment sous la surface.

    Aux petites heures du matin, après avoir parlé les yeux rouges et les mains tremblantes philosophie et rock’n’roll, nous retournons dans la cuisine pour constater que la mixture s’est changée en une bouillie sombre et puante, dense, collant contre les parois cabossées de la petite casserole métallique. En se regardant solennellement Rob et moi remplissons de grands bols de la boisson gluante, tandis que plane dans l’appartement l’odeur caractéristique de fermentation et de terre. Nous buvons lentement, en tentant de ne pas penser au goût rance qui descend dans nos estomacs, tandis que dans la pièce d’à coté Bud ronfle, les pieds dépassant du lit – seule partie visible dans l’encadrement de la porte depuis l’endroit où je me tiens, entre la table et les chaises de Rob. Les effets ne devraient pas tarder à monter, selon les informations prélevées sur l’Internet, dans les sous-couches de la Toile, dans les parties souterraines de la grande Encyclopédie. Tandis que le soleil se lève sur les toits mayas de la grande ville – les bâtiments qui me font face, alors que je me penche en dehors de la fenêtre, sont couverts de motifs peints verts semblants représenter des symboles religieux primitifs, les cheminées semblent provenir de chambres sacrificielles sans autre ouverture que la pensée – je sens une inquiétude apaisante me parcourir, dans les avant-bras jusqu’aux paumes, dans l’échine jusqu’au cerveau. C’est en route.

    Je passe dans la pièce d’à coté pour annoncer la bonne nouvelle à Rob Gravity, pour le trouver tordu dans un fauteuil, les yeux fermés, visiblement endormi, ce qui me parait parfaitement anormal. Je le secoue un peu, sans effet. Ses muscles sont durs, son corps est figé dans une position étrange, inchangeable, les bras refermés sur son corps recroquevillé, mais sa respiration est calme, tranquille et sereine. Je le laisse comme cela et m’allonge sur le sol, regarde le plafond, contre lequel vient bientôt s’accrocher une fine couche de brume. Je respire un grand coup et je fixe le plafond, qu’il va s’agir de décrire ici avec la plus absolue des précisions.

    Un ensemble de lignes se croisant à angles droits sur une surface grise, au centre de laquelle un carré blanc oublié là par les ouvriers, carré sur lequel des croisillons chaotiques forment un schéma impénétrable. Il y a un grand contraste entre les deux surfaces, l’une régulière et compréhensible, l’autre désordonnée, oublieuse de notre volonté d’ordre et de clarté, comme en plan, en chantier, stabilisée dans son éphémère état de brouillon. Brouillon de plafond au milieu du vrai plafond, courte zone aux bords tous semblables d’anarchie et de révolte dans un minuscule appartement anonyme.

    Une brume lumineuse apparaît, juste sous le plafond, venant former des lignes droites faites de points blancs, tout petits points blancs formant des diagonales aux croisillons réguliers, venant s’abîmer contre les bords blancs du carré de chaos central. Une zone de vision différente de la réalité, autonome et pourtant frappante dans les contrastes qu’elle propose avec celle-ci. Distance immense entre mon regard et ce plafond qui autrefois était simplement placé à deux trois mètres.

    Déblocage rapide, ressortir brutalement, plus rien, pièce vide les autres sont toujours là, silencieux, endormis. L’appartement est encore là, silencieux, endormi. Bientôt moi aussi je dormirais.

    Réalités des vers, quand dans les suites d’immensités je glisse rapidement, central toujours sur le lit, dans l’impression des lignes sans précision - Les sons se répercutent pourtant blancs, juste les droites semblables s’abîmant dans la révolte ; la place apparaît, là, notre monde éphémère - Les angles - plafond de l’anarchie centrale…Mon cerveau, trois niveaux sous la pièce passe passe rapidement dans le plafond. Le plafond autrefois au milieu a laissé maintenant vides les corps blancs. Clarté des blancs mètres. Déblocage du regard de la révolte en passe de remplacer l’ordre. Rien rapidement, bientôt le chaos. Vision. Contrastes sur carrés stabilisés sous le lit, plafond inversant la surface de carrés mètres ; déblocage de tout depuis le sous-là, déblocage du carré fait entre contrastes de diagonales. Une jambe, des lignes, un tout.

    Un point placé là se répercute en de semblables croisillons lumineux libres ; carré minuscule différent des blancs qui s’articulent rapidement. Points comme là oublié avec leurs propriétaires, plafond. Etat absolu état blanc droites. Rien de compréhensible, des croisillons tous autonomes de propriétaires. Vers en place : notre place depuis la zone. Pour ressortir lumineux dans la clarté / De l’ordre de l’un faire un plan, proposer un schéma compréhensible, moi.

    Pendant ce temps Rob est parti, souche dans son fauteuil, voguer vers les contrées de la gare de l’Ouest, vaste espace désaffecté dans lequel se croisent des dizaines de millions d’anonymes à la recherche chacun d’un quai différent qui n’existe que pour les autres. C’est la première fois qu’il se rend là, et ne compte pas y revenir de sitôt, ne comptait peut-être même pas y aller en premier lieu. Rob est arrivé, sous les grandes arches noires qui coupent la lumière du soleil en rosaces métalliques, au point de non-retour, point cardinal mental.

    Son t-shirt est taché de la sueur des trains. Qui a aidé Rob ? Vraiment personne, il passait, faisait des allers-retours, revenait tant bien que mal sur ses pas. Il était lui-même. Il avait écouté longtemps, pour faire passer le temps, pirouettes de l’esprit. L’univers contre ses yeux, il comptait les étoiles légèrement grésillantes. L’intervention avait eu lieu durant la matinée, ça y est, il s’en souvenait. Il était maintenant 12h08, l’heure d’ouverture de l’univers. Une nouvelle enfance, un tas de repères vierges, et il était dans la cinquantième zone marquée. Comment faire un second endroit vers lequel se projeter ? Rob serra ses doigts contre le métal d’une rampe, cherchant le train mental annoncé. Il bafouilla dans le bar de la gare, son palais, ses pensées n’aboutissant nulle part il lui fallait rendre ses clefs là, se sachant reparti sur les trottoirs, le train partait sans lui…

    Sa voix obsédée seule dans le hall. Le présent était une attente infinie, sandwich à la main, brasserie faite sur mesure. Pourtant c’était sûr il était petit de nouveau - Qui de ces portes édentées, de ces têtes décharnées et de ces passantes nouvelles pourrait lui offrir la conviction de trop ? En cet univers, certains en avaient fait assez. Quand Rob reprenait ses pirouettes alors un visage lui semblait approcher. On se serrait liés avec la pointe du temps. D’autres qui – dans les heures globuleuses - 12h57 - Est-ce même un semblant de boite et avec lui un son désintéressant ? Chaque seconde, légèrement différente, semble s’accrocher avec lui aux rambardes du temps, grésillantes lueurs formant un monde de correspondances.

    Il regardait ses affaires sans un bruit simplement. Il changerait sa sueur en pirouettes belles et lisses. Il fallait s’en sortir et non pas rester accroché. L’heure n’était pas un quart mais entière face à lui. M’sieur technologie au dessus de sa tête, l’heure avançait…Rob compta cinq temps, le garçon pris l'ordre du second casse-croûte. Pensées grésillantes avec chaque nouvelle porte spontanée, même… pour chaque répondeur un choix différent ; à chaque sandwich, de dérangeantes ouvertures. De quelques pas - ou peut-être n’y avait-il personne dans la gare ?- il tirait de quoi s'absorber. Les notes de la voix automatique le regardaient déjà, à trente pas de son stand, cette marque en lui lui permettrait de s’élargir. De passer de personne à une grande personne.

    Jetant un regard dérangeant sur lui-même, ignorant ce son du nouveau plan, Rob aussitôt se cambra. Quelques virus sur son être se jetaient, avec cette façon habile d’arriver invisibles, de se river sur lui sans avoir à corriger leur trajectoire. Des fois il devait maladroitement abandonner, laissant des êtres de cet acabit le pomper. Pourquoi étaient-ils admis au bar ? Reconnaître… 12h57… Le déjeuner des trottoirs tout-puissants, pour lui ou alors pour 50…

    Tout déjeuner comptait cela, les vraiment passés et ceux qui allaient venir. Il comptait ses pas, ses pièces. Il revenait à l'appareil 188, constamment mais qui fait l’enfance, qui fait les messages ? Est-ce en deçà de sa personne ? Le quart futur arrive.

    Il en faut un nouveau, un dont partent les vestiges obsédés. aire le même palais, faire le même jeu, revenir aux prémices entre eux se considérant? Rob 192 empoche tout. Il a gagné, porte ses affaires dans une brasserie pour trouver une rousse ou deux. S'absorber sera toujours pour lui le contraire de douteur – des deux Rob ne sait que faire, surprenant ; face au stand il va entraîner son regard. C’était déjà la défaite quand il n’avait pas de cartes? Simple billet-pancarte-brasserie, personne parti, lui, constate. A Rob les pièces sont autant de manies, autant de places inexplorées. Rob ne semble savoir rien d’autre ? S’expliquer dans les mondes puisqu’il y en 172, une porte beaucoup de portes jamais la défaite dans la brasserie, une seule technologie maîtrisée.

    Il s'apprête à laisser sa place sachant qu’il devra reprendre son travail. Il touche la brasserie, l'angle 1 face à une zone – là après toutes les ombres qui sont justice. Il a erré en toutes sortes de zones – dans les yeux, sur les téléphones et les chaussures. Il cherche ainsi à les comprendre, et cherche à trouver les connaissances. Il regarde. Rob et Martin sont deux, ombres du pouvoir technologique. Ensemble ils font une pirouette partie. Après les t-shirt seront mouillés de la sueur des trains. Il pourrait laisser 194... Comme l’heure, note grave jamais lisse.

    Ses gauches manies sont trop d’aberrations pour cet endroit. Le cuisinier aux pancartes laisse coller sa voix grisâtre. La zone est mineure, peuplée de répondeurs lui-même été occupé. Un des vestiges le regarde Rob le fait disparaître en le sortant du cadre en le sortant du jeu. Un savoir devant Rob 172, faire totalement abstraction de la brasserie, la voir comme une voix un son et la toucher d’autres mains. Pause, puis lui laisser 178... Futur midi, d’un son une nouvelle passe faussée, juste assez subtile cette pirouette pas donnée. Le comptoir 80 un 13h aussitôt pour sortir l’heure, correspondant à un regard dans son dos Ces bruits temps réseaux devraient être ceux de 12h08. Rob à l’heure gauche. Un 176, son genre chéri, apparu. Comment l’enfance peut-elle revenir dans une brasserie de gare ? Pourquoi des heures pourquoi des réseaux ? Rob sait simplement qu’il va aller 176, lui demander des variations billets puis le truc, la note. Son corps est un appareil sa sueur une zone.

    Nous nous réveillons tous les trois en même temps, faisons chauffer de l’eau pour le café dans la casserole lavée, en tentant d’expliquer à Bud qu’il a agit comme une merde la veille, en tentant aussi de lui dire ce dont on ne se souvient pas, comment nous en sommes arrivés là. On parle de l’Etre et Temps à 20 euros dans une librairie à trois stations de métros d’ici, je compte mes pièces mais le petit tas se révélera insuffisant, tant pis, on trouvera une autre façon de se le procurer. J’imagine même qu’un matin, peut-être, après une de mes escapades mentales, le livre aura disparu de la devanture du petit magasin, et sera entré en ma possession, invisible, quelque part dans les soubassements de mon cerveau, sans que je n’ai eu à entendre le dling dling de la porte rouillée et de sa cloche, sans que je n’ai eu à l’ouvrir et à en lire la moindre ligne.

    Rob Gravity marche droit, Bud moins, et plus lentement. Nos déplacements sont peu facilités par notre incapacité à se sentir physiquement en ce monde pour le moment, derrière les barrières les maisons semblent se détacher, silhouettes lentement immobiles disparaissant dans nos dos. Les villas ternes ont l’absence de profondeur de la chose utilitaire qui n’est plus chose, qui n’est plus qu’image de ce qu’un jour elle a été. Comme si dans la disparition des briques dans le mur s’était jouée sa disparition du monde. La construction aurait alors été une déconstruction. Sauf si celle-ci s’était jouée ailleurs, quelque part derrière mes yeux. On descend dans le métro.

    Notre trajet disparaît lui aussi derrière nous. Il faut se rendre à la gare, pour que je puisse regagner ma province dans la journée. Nous allons juste avoir le temps de prendre un verre dans la brasserie de la gare avant que je monte dans le TGV. Nous trouvons rapidement notre chemin après avoir consulté les affichages électroniques, et décidons de boire une bière dans la brasserie de la gare, qui se trouve juste en face. Rob Gravity jette des regards un peu plus hagards que nous autres sur les hautes courbes métalliques, rosaces rouillées qui laissent filtrer la lumière du soleil. On se dirige vers la petite brasserie, dans laquelle de petits oiseaux noirs volent en tout sens, attrapant des miettes de tartes et des feuilles de salade au gré de leurs pirouettes. Bud est déjà assis, il m’adresse un sourire tordu au moment où j’annonce que je paye ma tournée. Saleté d’alcoolo, impossible de vraiment lui en vouloir bien longtemps. La serveuse, une débutante qui demande 25 ou 50 quand on lui dit trois demis, se trémousse en essayant de faire dégager les bestioles volantes de son bar. On boit notre coup tranquillement, en matant à intervalles réguliers l’horloge du bar qui ne semble pas avancer. Je monte dans mon train après des accolades brèves mais sincères.

    Une fois dans le train je ferme les yeux pour tenter de dormir, malgré les cris des enfants surexcités qui voyagent dans le même compartiment que moi. Le défilement rapide du train fait parvenir à mes yeux la lumière du soleil, mais de façon confuse, en bulles de couleurs qui viennent s’accrocher, instantanées, contre ma perception, qui viennent former un long cirque de formes et de prunes citrons fluctuants derrière mes paupières fermées. Je pense à des cris qui ne sont pas les mêmes que ceux que j’entend, je perçois des couleurs qui ne sont pas le noir que je vois.

    L’expérience désagrégera ce qui n’est pas le monde mais semble être le monde, ce qui se base en fait sur la condensation d’une obsession de notre système nerveux : la sécurité. Nous voulons être en sécurité, désespérément, et refusons ainsi ce que nous pourrions voir autour du monde qui n’est pas le monde. Car il s’agit bien d’un Autour plutôt que d’un Ailleurs, comme une discussion faite de sons étouffés peut cacher une mélodie magnifique si l’on décide de chercher le rationnel plutôt que l’abandon d’une sensation qui nous semble trop lointaine. La brume est en fait notre amie, c’est elle qui dans sa condensation peut dévoiler le rêche, ce à quoi on s’attendait et qu’on a d’abord refusé. Le dedans de l’être se trouve loin au dehors. On se sent si loin, si petit, si soi-même et si loin de soi-même. Il s’agit de désagréger le brouillard du matin, de trouver l’espace silencieux dans lequel se créent des paysages de couleurs sonores, paysages de graviers fluctuants et tous dissemblables, tous si proches et si différents. Il faut pousser pour entamer la plus véritable des discussions, celle de l’Il avec la personne, qui se fait dans l’absence de la conscience de l’altérité. Le Il se trouve alors absolument dans le Je.

    Et ça remue rapidement. Les poussées de l’expérience amie n’ont rien d’infernales, chacune apporte une progression vers l’installation du pouvoir défaillance qui vient s’installer, d’abord derrière les yeux, ensuite dans le dos, comme si la connaissance du dedans passait d’abord par celle du derrière. Défilements et tremblements nouveaux, petit à petit la sensation avance, ruades de couleurs et de formes, pas de vraie vitesse, simplement les sons de clochers silencieux appelant à la grande messe interne. Je suis tremblant et immobile. L’écran noir sur lequel viennent s’accrocher mes perceptions parait quasiment fait de bitume.

    Les photismes colorés ont-ils chacun une signification particulière comme certains le pensent ? L’homme dans l’expérience ne peut vraiment se laisser convaincre par cette idée, tant chaque image parait différente de la précédente et surtout unique. A partir de là, comment considérer que chaque image ait une signification originale, simple. Ce serait penser que les significations sont aussi nombreuses que les images, ce qui revient aussi à dire que les significations sont en fait des non-significations, les images restant valables pour elles-mêmes, baignant quelque part dans leur absence de sens. Leur portée n’en est que plus forte, justement : elles en arrivent à déclencher chez le sujet des relations profondes, des associations de sensations pures. Les images directes, frappantes, flashes lumineux mis au ralenti, mis en couple, travaillant les uns avec les autres les uns à la suite des autres, deviennent autant de questions ouvertes appelant des questions lointainement enracinées dans la conscience du sujet. Les couleurs surgissent lentement, tranquilles, puis disparaissent abruptement en prenant des heures à s’effacer dans la seconde, elles viennent et repartent viennent et repartent changeantes les uns par rapport aux autres. Le photisme est l’étape suivante, directement après le cinéma et la réalité virtuelle. Le photisme, c’est sortir de l’ennui du quotidien pour trouver l’abstraction réelle, rêche, directe et séduisante pour le regard vierge.

    Fin brutale du trajet. Le train est entré en gare, je me réveille hagard, autour de moi des enfants courent et piaillent tandis que le véhicule dans mon crâne lentement ralentit, les freins d’aciers venant lutter contre les parois osseuses de mes tempes, toutes les roues libres une seconde plus tôt de nouveau enfermées entre les rails. Il faut se lever, récupérer son sac, sortir de là. Je m’exécute.


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  • Un certain nombre de pistes suivent des lignes droites, un autre nombre incertain suivent des lignes courbes...


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  • I gave these drawings to Bobby Henderson, who is like me a true lover of pasta and pirates, and he had the kindness to put it on his website !

    Here's the link:

    Noodles on The Church of the Flying Spaghetti Monster

    The drawings are based on the first album covers from the Beatles, but the band is now called the... Noodles!


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  • Standing between the lovers from hell?

    - The Warlocks -


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    Rob Gravity arriva face à la colline des oubliés. L'endroit était un désordre indescriptible, silencieux mais résonnant de dix mille tourments. De hauts arbres noirs montaient jusqu'au ciel, des arbres aux troncs larges et imposants qui se divisaient en branches tordues sur lesquelles les corps blancs de croyants s'étiraient lascivement. Le sol aussi était jonché de corps, certains morts, d'autres vivants, des corps que foulaient les chevaux et les soldats de l'empire. Ceux-ci discutaient entre eux tranquillement, comme si la chair était de l'herbe et le sang de l'eau. Ils semblaient ne pas voir les masques d'agonie et de souffrance qui s'affichaient tout autour d'eux. Rob Gravity s'approcha d'un des martyres, et lui demanda la raison de leur supplice, sans pouvoir obtenir la moindre réponse. L'autre se contentait de grimacer, de geindre et de râler. Il tenta un second jeune homme, sans obtenir d'autre réaction.

    Branches en désordre des hommes indescriptibles, les morts, juste les morts, dont les souffrances divisent les sens, la raison, jusqu'au plus grand des tourments. Les croyants ne sont plus que corps, tout est noir dans la souffrance tordue et lascive. L'endroit semblait demander de s'afficher en masque de mort. Les bras se tordaient, musculeux, les hanches sortaient. Certains chevauchaient des branches comme des étalons, le regard vide, d'autres les yeux vers le ciel ne voyaient pas les jeunes femmes aux seins nus qui dansaient à leurs pieds. Le ciel était rouge et tourbillonnant, chargé de nuages noirs, strié d'éclairs qui tailladaient sa surface comme des couteaux. Dans l'herbe certaines pucelles, un sourire en coin, s'étant trouvé quelques victimes indolentes, tenaient une flute dans chaque main. D'autres dévoilaient leurs charmes entre les plis diaphanes de leurs robes de riches étoles, heureuses de se donner en spectacle à des êtres de spectacle. Les soldats ne les ignoraient guère, et certains d'entre eux, la main sur l'épée, semblaient sur le point de se jeter sur les innocentes créatures.

    Un coup fut porté, une jeune femme tomba au sol, le dos traversé d'une déchirure rouge. Le fantassin au visage de singe s'approcha avec son sourire tordu, déboutonnant déjà sa braguette. Il est admis que les innocents ont une représentation pure de la création... Il est aussi admis que les singes ne forniquent pas avec les saintes, qu'ils ne doivent pas pétrir leurs chairs, qu'ils ne doivent pas souiller leur jardin. Et pourtant... Cette conception eut lieu, au milieu même du panorama aux martyres, sans que personne n'intervienne. La cohorte s'en rappela longtemps, certains, le soir, murmurant des choses comme « en ces années fantaisistes, tout était permis... personne vous jugeait si vous vouliez tirer votre coup... ah, l'armée, ça rend fertile! » Et ils se souvinrent aussi longtemps des anges et des vierges qui, sur une autre colline plus lointaine, dansaient une sarabande de mort dans laquelle le moindre faux-pas coutait la vie, prise d'un coup de griffe d'aile qui rapidement déchirait l'abdomen et laissait tomber les tripes sur le sol en paquets. Les femmes et les damoiseaux ailés dansèrent des jours et des jours, jusqu'à ce que le sol soit une bouillie d'entrailles piétinées et qu'il ne reste plus une vierge pour entrer dans la ronde.


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